Mouvement des Femmes: Allemagne (depuis 1968)
in: Beatrice Didier u.a. (Hg): Le Dictionnaire Universelle des Créatrices, Paris 2013
Les débuts du deuxième mouvement des femmes en Allemagne fédérale sont liés au mouvement étudiant et à ce qu’on a appelé l’opposition extraparlementaire (APO) ; ceux-ci, inspirés des mouvements protestataires américains et français, étaient aussi une réaction à la culture petite-bourgeoise et réactionnaire des années 1950, à l’absence de travail de réflexion sur le nazisme et à l’obsession consumériste du « miracle économique » des années 1960. C’est dans les milieux proches du mouvement étudiant que sont apparus en 1967 les premiers Kinderläden (jardins d’enfants autogérés, littéralement « boutiques d’enfants »). Fondés à Francfort, entre autres par Monika Seifert, et à Berlin par Helke Sander, ils voulaient être des lieux d’éducation antiautoritaire et aussi donner aux mères les moyens de dégager du temps pour le militantisme politique. Mais très rapidement des tensions se font jour. Les femmes du Sozialistischer Deutscher Studentenbund (SDS, Union socialiste allemande des étudiants – l’une des organisations leaders du mouvement étudiant –), critiquent notamment le fait que nombre de militants ont, à l’égard de leurs camarades féminines ou de leurs compagnes, les comportements autoritaires et patriarcaux qu’ils dénoncent pourtant eux-mêmes à l’extérieur.
En juin 1968, H. Sander fonde avec des femmes du SDS l’Aktionsrat zur Befreiung der Frauen (Comité d’action pour la libération des femmes). Dans une résolution, elles réclament « l’abolition de la séparation entre vie privée et vie sociale » et appellent les femmes au combat féministe. C’est au cours d’un congrès du SDS, en septembre 1968 à Francfort, qu’a lieu le « jet de tomates » devenu le symbole de la fondation d’un nouveau mouvement autonome des femmes en Allemagne. Lorsque, après un discours de H. Sander, qui expose les positions du Comité d’action, les hommes veulent passer directement à d’autres sujets sans discussion, Sigrid Rüger jette de la salle sur le camarade à la tribune la fameuse tomate qui impose l’ouverture d’un débat. Par la suite, les groupes de femmes se multiplient dans beaucoup de villes d’Allemagne. Ces groupes non mixtes surgis au tournant des années 1968-1969 ne sont pas tous directement issus du SDS, mais la plupart sont proches des milieux étudiants. C’est surtout le combat contre le Paragraph 218 – article du Code pénal qui interdit alors l’avortement – qui fait prendre de l’ampleur au mouvement. Une étape marquante est l’« Action d’autoaccusation » de juin 1971. Prenant exemple sur une action similaire du Mouvement de libération des femmes* en France, 374 femmes, dont certaines sont des personnalités de premier plan, déclarent publiquement dans le magazine Stern « J’ai avorté » et exigent la suppression de l’article 218. Cette action fait connaître le mouvement bien audelà des universités. Partout en Allemagne, et même dans de petites villes, se constituent des groupes de femmes qui refusent délibérément toute espèce d’institutionnalisation. Elles se réunissent dans des lieux privés, en toute indépendance. Des appartements loués collectivement deviennent des Autonome Frauenzentren, centres autonomes de femmes : lieux de rencontres, de discussions politiques mais aussi de consultations et d’assistance mutuelle, notamment en matière d’avortement. Au cours des années suivantes, des publications voient le jour ; parmi les plus importantes : la revue Courage fondée en 1976 qui paraît jusqu’en 1984 et le magazine EMMA, fondé en 1977 par Alice Schwarzer, qui existe encore aujourd’hui.
Plusieurs lignes de fracture apparaissent très vite à l’intérieur du mouvement autonome des femmes. L’une d’elles est la question du marxisme et de la priorité accordée à la lutte des classes. Une autre question conflictuelle est celle du rapport aux hommes et de la non-mixité. Un troisième conflit concerne l’homosexualité. De nombreuses féministes autonomes se définissent comme « lesbiennes du mouvement » et prétendent être, du fait de ce choix de vie, de « meilleures féministes », opinion qui n’est évidemment pas partagée par toutes. Enfin, un conflit se développe entre celles qui sont mères et celles qui n’ont pas d’enfants. Tandis que nombre de groupes de femmes considèrent la réorganisation de la famille et du travail lié à la reproduction comme une tâche féministe essentielle, d’autres préconisent plutôt le refus de la maternité.
Malgré son orientation autonome et extraparlementaire, cette deuxième vague du mouvement des femmes a profondément influencé la vie politique allemande, surtout parce que les associations traditionnelles de femmes (à l’intérieur des partis, des syndicats ou des églises) se font le relais de nombre de leurs revendications dans la vie politique institutionnelle. Dans les années 1980 se développe une politique volontariste pour donner aux femmes l’égalité d’accès aux institutions dominées par les hommes, notamment les partis. Même si le rapport entre mouvement autonome des femmes et travail institutionnel d’égalisation des droits n’est pas toujours sans heurt, les coopérations fructueuses sont nombreuses. Cette évolution a d’ailleurs des effets contradictoires. L’institutionnalisation du mouvement des femmes en choque beaucoup ; mais d’un autre côté l’encouragement public signifie également l’encadrement et l’« assimilation » de projets au départ autonomes. De cette manière s’ouvre néanmoins un espace pour de nouvelles initiatives et de nouveaux réseaux féministes. Il existe aujourd’hui en Allemagne une très grande variété de courants féministes qui travaillent sur des thèmes très différents.
LENZ I. (dir.), Die Neue Frauenbewegung in Deutschland, Abschied vom kleinen Unterschied, Eine Quellensammlung, vol. 2, Aktualisierte Auflage, Wiesbaden, VS Verlag für Sozialwissenschaften, 2010 ; NAVEHERZ R., Die Geschichte der Frauenbewegung in Deutschland, Hanovre, Niedersächsische Landeszentrale für politische Bildung, 1997.